Contextualisation -in situ-
Du sable et des cailloux. Plateaux, zones de dépression et piémonts, cols et montagnes revêtent des allures fantomatiques. Le paysage est désertique. Le couvert végétal a disparu. La région aride de Bayankhongor subit une sècheresse qui affecte 60% de son territoire. Tout est sec. Le soleil est écrasant. Les cadavres d’arbustes jonchent le sol. Les éleveurs quittent leur lieu de pâturage habituel et partent en migration interne, otor. Telle est la situation désastreuse actuelle de cet été dans la région, visible en sillonnant les départements de Jinst et Bumbugur.
À Jinst, la zone de dépression entre la montagne Ikh Bogd et le col de Khonog est symbolique de l’état des choses. Ancien bassin de verdure grâce au ruissellement de l’eau émanant de la fonte des glaces, cette ancienne zone fourragère sous la période du kolkhoze est désormais un marécage inexploitable. « Habituellement, 50% des éleveurs de la coopérative, vivent ici pendant la saison estivale », énonce Bayar-Ulzii, le président de la coopérative de Jinst. Aujourd’hui en ce mois de Septembre, le sol est nu, l’unique puits perceptible cadenassé est laissé à l’abandon. Seule la trace de quelques yourtes fantômes marque l’empreinte d’une ancienne activité humaine. L’écosystème se résume entièrement à un désert : de sol et d’humain. Tandis qu’au nord du département, lieu dit Sariin Gezeg, se trouve bizarrement une faible concentration de population, tandis que le couvert végétal est désertique. Seul le sable et les cailloux jonchent le sol. Pourquoi ? Enkhdalai éclaircit cette incompréhension, « il a plu le 20 Juillet ici. À ce moment là un afflux de personnes a eu lieu. On est le 5 Septembre, il n’y a plus de pâturages depuis 3-4 jours, une moitié des familles est partie exploiter une autre terre. Dans 10 jours cette zone sera à nouveau désertique. Nous partons demain » laissant dans ce paysage vallonné des yourtes cadenassées essaimées, ici et là.
À Bumbugur la situation paraît moins dramatique d’un point de vue général. Comme en témoigne Batnasan « La situation ici est moins catastrophique que dans les autres lieux, on arrive à trouver des pâturages ». En effet sur l’ensemble du territoire occupé par les membres de la coopérative, qui correspond à la moitié nord du présent département, les éleveurs ont accès à des pâturages au niveau de l’extrême nord ouest, là où les frontières se jouxtent. Sur ces plateaux d’altitude, la fonte des neiges approvisionne suffisamment la rivière Ölziit. Au mois de Septembre, selon Enkhtaivan, le président de la coopérative, « 70% du territoire reste convenable, actuellement 10% des éleveurs sont partis en otor ». Toutefois il est primordial de rajouter qu’une vaste partie du département est exploitée par les industries minières, à la recherche de l’or jaune à défaut de pouvoir laisser prospérer l’or blanc. L’érosion, due à de fortes précipitations suppléé par une accumulation de violents orages, durant la période estivale, conjuguée à l’intensification des exploitations minières, détruisent l’écosystème environnant forçant les éleveurs à se déplacer vers des zones fourragères ce qui entraine déjà du surpâturage dans ces nouvelles zones de prédilection. La sécheresse actuelle aggrave ce phénomène de fragilité écologique suscitant des tensions entre les éleveurs.
C’est à l’œil nu que les éleveurs distinguent les plantes au sein de leur écosystème. À Jinst en 20 ans, le couvert végétal, qui servait d’alimentation animalière, a diminué par deux de façon irréversible. Là où l’on trouvait 4 variétés de plantes, il n’en existe plus que 2 à ce jour. Selon Bayar Ulzii il est possible de répertorier « l’agi sharilj -artemisia frigida- » plante très nutritive, elle est ramassée et utilisée pour les fourrages. Elle est également destinée aux animaux faibles pendant le printemps. Ainsi que la « taana -allium polyrrhizum-« , plante xérophyte, consommée par les 5 museaux. Également cueillie en autonome pour constituer le fourrage et pour répondre, par une infime partie, à la consommation vivrière.
D’autres éleveurs sont davantage pessimistes dans leur analyse en stipulant que « 80% du couvert végétal a disparu depuis les années 2000″, à l’image d’Oyunbileg qui énonce cette phrase les larmes aux yeux en rajoutant « ça me fait mal au cœur de ne plus voir d’herbe, rien ne pousse. Il ne pleut plus, le soleil est chaque année plus puissant ». Pour Batnasan de Bumbugur « il y a moins de pluie par conséquent moins de végétaux qui poussent par rapport aux autres années. Selon moi ce phénomène est impulsé par deux problèmes majeurs : celui de l’exploitation minière qui détruit le paysage en creusant partout. Il est cumulé au changement climatique qui engendre de la désertification. » Dans sa description Batnasan omet un facteur essentiel, relayé par beaucoup d’éleveurs, celui du « surpâturage via le trop grand nombre d’animaux, les éleveurs doivent se responsabiliser de façon individuelle », point sur lequel Enkhpurev insiste.
Erdenetuya renforce ce point « la dégradation des pâturages est visuelle, elle s’amplifie d’années en années. J’ai conscience du fait que cette dégradation est liée directement au surpâturage en corrélation avec le trop grand nombre d’animaux détenu par éleveur et cela depuis les années 2000″. Elle déplore ce constat, c’est pourquoi avec son mari, ils font en sorte de conserver un nombre total n’excédant pas les 500.
L’autre problème relatif à la détention d’un surnombre d’animaux, non approprié à la charge du pâturage, se situe dans l’accès à la scolarité, l’éducation pour les enfants. Comme en témoignent Sumyabazar et sa femme Gereltuya « nous savons qu’il faut diminuer le troupeau, mais il faut aussi payer les études des enfants. Cette année le premium, à cause du Covid-19 n’est pas suffisant. Quelques fois lorsque l’on observe le troupeau on y voit les frais de scolarité ». C’est un des problèmes majeurs auquel sont confrontés les éleveurs. Arriver à joindre les deux bouts. C’est également un facteur de motivation pour certains en faisant le choix d’intégrer les coopératives, afin d’obtenir une prime compensatoire pour la mise en oeuvre des pratiques durables.
Les éleveurs s’accordent tristement sur le fait que la situation de sécheresse cette année est dramatique. Que cette situation au fil du temps s’avère de plus en plus présente et violente entrainant la disparition irréversible de toute une flore locale et remettant en cause leur mode de vie traditionnel.
L’inévitable situation « d’otor » – à la recherche de l’eau et des pâturages –
Cette migration environnementale interne, est également accentuée par des facteurs politiques, économiques -la transition démocratique s’est traduite par un effondrement de l’organisation agricole- sociaux et climatiques. Pour faire face à cette extrême sècheresse, les éleveurs ont recourt au déplacement intensif, otor, sur des distances plus ou moins longues et des temps variés, de quelques mois à plusieurs années, afin d’accéder à des pâturages pour fournir suffisamment de nourriture au bétail nécessaire à leur engraissement.
Les éleveurs qui effectuent cet otor se déplacent seulement avec les ruminants, chèvres et moutons. Ceux sont des animaux dits « en accordéon ». Ils s’engraissent en été et en automne pour pouvoir passer l’hiver et le printemps en attendant le nouveau couvert végétal. Les éleveurs les plus fortunés peuvent se permettre d’essayer de sauver leur bétail en migrant dans des régions voisines. La logistique associée à ce déplacement n’est pas sans frais. D’aucuns partent à pied avec leur bétail, d’autres en voiture et/ou camionnette. Pour ces derniers, le budget d’essence mensuel représente environ « 80% de leur budget total », tel que l’énoncent Garavdorj et Erdenetuya. Le reste étant utilisé pour des besoins de nourriture basique : farine, riz et quelques gâteaux industriels. Certains ont comme unique objectif de trouver des pâturages substantiels. D’autres ont une idée fixe en tête : atteindre la capitale, Oulan-Bator, afin de vendre au marché de viande leurs animaux sur pattes.
Ce phénomène migratoire n’est pas sans contrainte pour les éleveurs installés dans les régions victimes de ces nouveaux flux. Un afflux d’hommes et d’animaux perturbe la capacité de charge du pâturage. L’utilisation des terres n’étant pas régulée efficacement entraine souvent, dans ces nouvelles zones, du surpâturage et provoque des altercations, allant jusqu’à l’usage de violence physique, entre les éleveurs. Ceux qui disposent de réseaux, d’influence ne sont pas ou peu confrontés à ce genre de situation conflictuelle, une « cohabitation territoriale, après accord verbal, étant envisagée », comme le souligne Garavdorj. Des amendes forfaitaires peuvent être appliquées par les responsables de zone de pâturages. En ces temps de crise, des accords entre les gouverneurs régionaux ont été passés afin de laisser les individus se déplacer plus librement en limitant les contraintes administratives, si ce n’est pour l’actualisation des vaccins du bétail. Afin d’éviter la propagation d’éventuelles maladies infectieuses.
L’accès à l’eau, indispensable à la survie tant des hommes que des animaux, est également un problème majeur et quotidien. Comme l’explique Oyunbileg et son mari Batireedui « pendant l’otor il est difficile de toujours trouver un point d’eau. Quelques fois le pâturage est convenable mais le puits est cadenassé nous obligeant à poursuivre notre chemin. Les rivières sont inexistantes ou asséchées. » Quand l’accès au puits est possible, il faut s’adonner, par l’intermédiaire d’une corde (ou d’un bâton) et d’un sac en silicone, à la récupération de cette précieuse ressource naturelle. Comprise entre 3 et 10 mètres de profondeur. Les plus chanceux disposent d’une pompe mécanique pour exécuter cette laborieuse activité physique, sous une chaleur accablante de 30°C à son apogée.
Les éleveurs ayant pu partir en otor ont leur bétail plus engraissé, en meilleure santé que les autres. Cependant, comparé aux années précédentes, le bétail -chèvres et moutons- reste sous alimenté. Comme l’explique Bayar-Ulzii « quelques chèvres sont frêles et ont le pelage abîmé à cause du manque de nourriture, mais nous avons de la chance en comparaison d’autres éleveurs ». Les chèvres sont sous alimentées et peu hydratées. Buyankhishig mentionne le fait que « les chèvres préfèrent l’eau de la rivière, quelques fois elles ne veulent pas s’hydrater sous prétexte qu’elles ne trouvent pas l’eau à leur goût ». Elles n’ont pu fournir que peu de lait. La traite s’étend normalement de Juillet à Octobre. Pour la majorité des éleveurs rencontrés, les femmes ont pu s’adonner à cette tâche uniquement sur une période de courte durée. Entre 15 et 20 jours. À raison d’une fois par jour au lieu de deux. Récoltant 20L/j au lieu de 80L/j pour une centaine de chèvres. Pour les plus chanceux puisque certains ont du mettre de côté cette tâche. Batnasan, 59 ans, dit « on limite les dégâts pour le moment mais j’appréhende l’hiver ». La période de lactation correspond également à la production de produits dérivés vitaux pour les familles, tels que le lait (suu), fromage frais (byaslag), yaourt (tarag), peau de lait (urum), crème (shartoss), fromages séchés (eetsgi & aaruul) et même la vodka distillée. Cette année, au vu du faible rendement cette production sera réservée à l’autoconsommation, aucune vente ne sera envisagée, perte financière par foyer supplémentaire.
La sécheresse qui menace l’écosystème affecte le stock de fourrage et foin, rendant les animaux maigres et affaiblis. Selon les autorités locales de Bayankhongor et diverses institutions, cet hiver 2 millions d’animaux sur 5.9 millions dans la région devraient disparaître, impactant plus de 11 550 familles d’éleveurs. Ces derniers craignent un futur dzud noir qui décimerait une partie ou la totalité de leur cheptel. Pour pallier à cela ils adoptent la stratégie de la vente prématurée de leurs bêtes. Vendre, bêtes sur pattes, les plus vieux et les plus affaiblis. En Septembre, le tarif actuel des chèvres est de 90 000₮ pour un mâle alors qu’il ne s’élève qu’à 50 000₮ pour une femelle. Oyunbileg et Batireedui disposent d’un cheptel de 770 têtes, « on envisage de vendre entre Septembre et Octobre 500 ruminants en mauvais état pour acheter du fourrage pour le reste du troupeau et essayer de passer l’hiver avec le moins de perte possible ». Ils ne sont pas un cas isolé. Sur l’ensemble du territoire les éleveurs envisagent de vendre entre 50 et 70% de leur cheptel. Toutefois, les marchés locaux et nationaux, à cette époque sont déjà saturés ; la vente à l’export n’étant pas envisageable pour des raisons de standards internationaux.
La perte la plus considérable du bétail s’étend de la période de Janvier à Avril, pendant les grands froids. Si la taille du troupeau se réduit de trop, il sera impossible pour certain de reconstruire un troupeau viable. Le seuil de survie par foyer est de 200 animaux. Selon les autorités locales de Bayankhongor, 50 à 60% des éleveurs vont se retrouver avec moins de 250 animaux. Ce qui rendra difficile leur accès à d’éventuel crédit bancaire, leurs animaux étant leur garantie.
L’importance de la collectivité, coopération
En 2019, 90% des éleveurs de la région de Bayankhongor subsistent grâce à la vente du cachemire. 80% de leur revenu émane de ce secteur textile. À cause du gel des prix au niveau international, cette année les éleveurs ont vu le tarif du cachemire diminuer de 55%. Ce manque d’apport financier impacte fortement les familles qui comptaient sur cet argent pour rembourser leur crédit existant. Pour pallier à leurs dépenses pendant l’otor et/ou pour l’achat du fourrage certains éleveurs ont effectué un crédit bancaire supplémentaire, les plaçant fatalement dans l’inévitable boucle du surendettement.
Au sein du réseau des coopératives d’EBCN, à l’image de la coopérative de Bumbugur, certaines donations sont effectuées. Entre 5 et 10 paquets de fourrage par foyer seront distribués en Octobre. Enkhbold et Sainbileg, disposeront, après vente, d’un cheptel de 400 animaux. Pour un mois de subsistance, celui de Novembre, ils planifient acheter au centre de la province 110 paquets de fourrage (1 paquet = 10 000₮) pour un total de 1 100 000₮. À l’unanimité, les éleveurs vont être dans l’obligation d’acheter du fourrage, provenant des régions de l’est du pays (Dornod, Khentii), qu’ils stockeront dans le khoroo de leur campement d’hiver. Avant achat, ils attendent la vente de leurs ruminants pour savoir quelle sera la quantité nécessaire. Enkhbold et Sainbileg vont « d’abord donner de la nourriture d’urgence aux chèvres les plus faibles et ensuite on se réapprovisionnera plus tard, si nécessaire ». Quand à Bayarmaa elle explique « j’achèterai ce dont j’ai besoin, je ferai comme je peux, en fonction de mes moyens financiers ». Au même moment, le président actuel d’EBCN, Badraa, s’organise pour vendre du bétail sur le marché mongol. Il envisage en vendre 10 000.
À cette situation extrême vient s’ajouter la séparation annuelle durant le campement d’hiver notamment. La rentrée arrive, malgré les restrictions liées au Covid-19, les enfants peuvent à nouveau reprendre le chemin de l’école. Les femmes regagnent leur maison dans le centre du département afin de pouvoir scolariser les enfants tandis que leur mari reste au campement pour s’occuper du troupeau. Altantuya parle de « divorce. » D’un point de vue social, cette séparation est souvent difficile à vivre, elle ajoute un facteur de stress à l’angoissante situation actuelle. Heureusement, grâce aux outils du 21ème siècle et notamment les téléphones portables ils peuvent rester en contact de façon régulière. Certains feront des aller-retour pendant les week-end afin d’être réunis. D’autres à l’instar de Munkhbayar mentionne que « c’est une habitude, c’est ainsi que se déroule notre vie d’éleveurs. »
Les éleveurs se remémorent les moments difficiles du passé. Parmi ces histoires, celle du dzud de 2010 où, à l’échelle nationale, la perte du bétail s’élevait à 1⁄4 du nombre total d’animaux. Incitant 75 000 personnes à migrer vers les ger districts de la capitale, Oulan-Bator. Ce phénomène extrême entraine des conséquences souvent irréversibles sur leur vie. La régulation du cheptel par ces catastrophes climatiques -telle que la présente sècheresse- amplifiée par l’ingérence au niveau politique et économique fragilise davantage les éleveurs les plus vulnérables. Pour couronner le tout, les habitants d’Oulan-Bator, s’apparentant à une classe moyenne et aisée ont tendance à mépriser les éleveurs qui arrivent directement des steppes. Ces derniers sont par conséquent délaissés, par leurs pairs et les politiques gouvernementales nationales, à leur triste sort.